Héritage – conte

Louison était une jeune fille pleine de vie. Elle aimait s’amuser et courir l’aventure, du haut de ses treize ans : cela se bornait à grimper aux arbres, à rejoindre ses camarades d’école pour une après-midi consacrée à la pêche ou à effrayer les moutons du père Torstonne, obligeant le vieux râleur à leur courir après. Depuis quelques temps, sa mère ne l’autorisait plus à jouer avec les autres. Elle était une jeune fille maintenant, il fallait qu’elle se comporte comme telle. Elle avait même donné ses robes d’enfants, estimées trop courtes parce qu’elles descendaient à peine sous les genoux et avait rangé dans son armoire des tenues de dames qui atteignaient dorénavant les chevilles. Ce n’était pas pratique mais cela n’empêchait pas Louison de faire le mur et de continuer à s’amuser à l’extérieur. Elle avait trouvé la parade et remontait ses jupes dans sa ceinture, ainsi, elle pouvait poursuivre ses frasques librement.

Cependant, cela ne dura pas. Le jour de son quatorzième anniversaire, ses parents se montrèrent vigilants et elle dut rester à l’intérieur, ce qui était bien dommage parce que le soleil brillait haut dans le ciel. Sa mère l’obligea à porter une robe simple, de couleur crème ; même son tablier dut rester dans la commode. Son père se tenait debout dans la cour, il semblait attendre quelque chose.
Lorsque la vieille horloge de grand-mère sonna quinze heures, une troupe à cheval s’approcha : Louison entendit le fracas de leurs sabots résonner jusqu’à elle, faisant trembler le sol de la chaumière ; ils devaient être nombreux. Elle se leva pour voir ceux qui approchaient. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle découvrit que ce n’était pas des cavaliers mais des Centaures, des créatures mi-homme, mi-cheval. Pourquoi se dirigeaient-ils vers sa maison ?

Son père les salua respectueusement, il semblait anxieux. Sa mère, quant à elle, l’agrippa sous le bras et l’emmena dehors. Elles s’inclinèrent avec déférence. La jeune demoiselle ne comprenait pas ce qui se passait. Celui qui semblait être le chef s’avança et se présenta sous le nom de Sodyan ; c’était un individu d’âge mûr, à la peau mâte et au pelage blanc tacheté de brun. Il était torse nu ce qui fit rougir Louison et portait en bandoulière arc et carquois.
Après quelques mots d’usage, il entra dans le vif du sujet et précisa :
« Comme convenu à sa naissance, nous venons chercher Louison. »

Le monde de la jeune fille s’écroula en quelques instants. Elle avait dû mal comprendre. Cependant, ses parents confirmèrent les paroles du Centaure. Il était hors de question qu’elle les suive, c’était ridicule, elle n’avait rien à voir avec ce troupeau. Elle protesta énergiquement, réfuta tous les arguments que sa famille lui avança et refusa de quitter les lieux. Lorsque le meneur s’approcha, elle tenta de fuir, elle était rapide et pouvait allègrement battre chacun des garçons de sa classe, mais c’était peine perdue : l’une des créatures la rattrapa en quelques enjambées. Elle se débattit comme elle put, en vain. Lorsqu’il la déposa devant son père, celui-ci tenta de la calmer, mais comme elle continuait à gigoter, il la gifla. Elle en fut médusée, il n’avait jamais levé la main sur elle. Elle ne put retenir une larme.
Sa mère en fut tout aussi bouleversée. Elle prit sa fille par la main et demanda quelques minutes en tête-à-tête. Elle la mena à l’intérieur de la maisonnée et la serra fort contre elle, avant de lui donner de plus amples explications.

« Louison, ma douce, il va te falloir du courage. Les Centaures sont venus te chercher afin de te protéger. Nous savions depuis ta naissance que ton destin était tout tracé, qu’en grandissant, tu étais vouée à développer des pouvoirs extraordinaires ; cette puissance te mettra en marge de notre communauté et attirera les convoitises. Les Centaures pensent que, maintenant que le Sortchor s’est allié à Krakocein, ils s’attaqueront obligatoirement à Chasternay dans les prochains mois ; notre contrée subira en premier cette guerre. Tu ne peux pas rester, tu leur offrirais une force incroyable. Ton père et moi t’aimons, c’est la raison pour laquelle nous te laissons partir. »

Cela ne calma pas les sanglots de Louison, mais elle cessa de lutter, résignée à son sort, et grimpa sur la monture que son escorte avait emmenée avec eux. Elle jeta un dernier coup d’œil à la maison qui l’avait vue grandir. Elle sécha ses larmes, se promit de se montrer forte et de ne plus jamais pleurer. Elle était loin d’imaginer ce qui l’attendait.

 

La forêt de Romala se situait à l’est de la capitale chasternayse, Lynmesse. Elle s’étendait sur plusieurs hectares. Les Centaures en connaissaient chaque parcelle. Ils accompagnèrent Louison jusqu’à une grotte de relativement belle taille, recouverte de mousse ; un rideau de lierre masquait l’entrée.
Sodyan, chef du troupeau, l’abandonna dans ce lieu, après lui avoir précisé que c’était sa nouvelle demeure. Louison ne l’aimait pas, elle le trouvait particulièrement antipathique. Il était fruste et s’était montré mauvais avec elle tout au long du voyage.

La jeune fille pénétra subrepticement dans la caverne, elle redoutait d’y découvrir une bête sauvage. Ce ne fut heureusement pas le cas. Il y faisait frais et humide, néanmoins aucune odeur de fauve ne s’y dégageait. De côté, elle décela une paillasse. Le trajet jusqu’ici lui avait déjà donné tout le temps de regretter la maison de ses parents, mais en contemplant son austère abri, le découragement la gagna plus durement.
Elle aurait pu rester assise à se lamenter sur son sort, seulement, cela n’aurait servi à rien. Elle décida plutôt d’explorer les proches environs. Elle n’y trouva rien d’intéressant : des arbres à perte de vue, des sentiers cabossés. De nombreux indices lui révélèrent un foisonnement de vie : les terriers qu’elle débusqua, le chant des oiseaux qu’elle perçut et les traces de pattes qu’elle distingua. Derrière son antre, elle repéra une source d’eau. Elle n’hésita pas à s’y baigner, histoire d’ôter la poussière du voyage.

Le soir, un Centaure à la robe noire vint lui apporter son repas et prendre de ses nouvelles. Il semblait jeune. Louison lui demanda son nom.
« Althar » lui répondit-il, avant de repartir sans plus tarder.

Au fil des jours, elle apprit qu’il était le fils aîné de Sodyan ; il était chargé de sa sécurité. Elle le surprit plusieurs fois à la surveiller : il accourait et la priait de descendre chaque fois qu’elle mettait en danger sa vie en grimpant jusqu’au sommet des arbres, il l’aidait à rassembler brindilles et branchages quand elle désirait faire un feu et avait entrepris de lui apprendre à tailler le bois. Il était bien plus agréable que son père, mais savait également se montrer ferme lorsque c’était nécessaire. Avec lui, Louison se sentit moins seule.
Elle vécut ainsi une petite semaine et semblait se faire doucement à cette vie dépouillée.

Un soir, Althar vint lui remettre une robe longue, blanche et d’une simplicité effrayante. Elle se décrassa avant de l’enfiler, le Centaure observa chacun des faits et gestes de la jeune fille ce qui la gêna grandement ; elle était pudique et cacha sa nudité comme elle put. Une fois habillée, elle pensait se sentir plus à l’aise, ce ne fut pas le cas. L’attitude de son compagnon la dérangeait, néanmoins, elle ne put mettre de mots sur les sensations ressenties en sa présence.
Il lui fit face et posa ses mains sur les épaules de Louison qui tressaillit à ce contact. Il la regarda dans les yeux avant de lui tenir un discours encourageant sans réussir à cacher l’angoisse qui perçait dans sa voix.

« Jeune fille, il va falloir te montrer courageuse. Ce soir, ton destin va s’accomplir et tu deviendras ce que l’on appelle une Dame-Licorne. Ton rôle sera de protéger le pouvoir que les Dieux Tutélaires ont accordé à ce monde. De tous temps, des forces maléfiques ont tenté de se l’approprier, cela ne doit jamais arriver. Nous, Centaures, serons là pour t’y aider. Je serai ton champion et ensemble, nous défendrons la source de leur puissance, La Lumière. Pour le moment, elle se trouve ici, à Romala, mais nous pourrons la déplacer si le besoin s’en fait sentir. Es-tu prête ?
– Non. Que va-t-il se passer ? demanda-t-elle d’une voix anxieuse.
– La succession se fera par le biais d’une cérémonie, précisa-t-il d’un ton qui se voulait réconfortant ; elle sera célébrée en petit comité.
– Que devrais-je faire ? On ne m’a pas préparée ! s’exclama-t-elle, paniquée.
– Tu dois seulement être présente. Maintenant, suis-moi, s’il-te-plaît. »

Ils contournèrent la caverne et se dirigèrent vers la source ou les attendait Sodyan accompagné d’une femme d’une grande beauté. Elle avait de longs cheveux noirs ondulés, de grands yeux sombres entourés de longs cils, une peau claire et des lèvres écarlates. Elle portait une tenue similaire à celle de Louison. Il se dégageait d’elle une aura particulièrement attirante. La jeune fille la fixait attentivement, notant chaque détail de ses traits. Elle ne parvenait pas à détourner son regard de l’étrangère.

Althar la poussa gentiment vers son père. Louison avança précautionneusement dans l’eau, relevant sa robe pour qu’elle ne soit pas mouillée. La femme lui tendit une main qu’elle saisit.
« Enchantée de te rencontrer, Louise.
– On m’appelle Louison, pas Louise.
– Ce temps-là est révolu, précisa-t-elle, un sourire méprisant aux lèvres. Ta nouvelle fonction nécessite un nom plus digne. »

La jeune fille n’apprécia pas la remarque, elle trouvait l’inconnue hautaine et s’interrogea sur la raison de sa présence lors de sa cérémonie d’intronisation.
« Vous êtes qui ? interrogea-t-elle, brusquement, sans se donner la peine d’y mettre les formes.
– Je suis la Dame-Licorne… pour encore quelques minutes. Je suis là afin de te passer le flambeau. »
Louison la fixa, éberluée. Elle ne s’attendait pas à découvrir l’existence d’une autre. C’était peut-être l’échappatoire rêvée.

« S’il y a déjà une Dame-Licorne, vous n’avez pas besoin de moi. Je n’ai rien à faire ici. Je vais pouvoir rentrer chez moi !
– C’est malheureusement impossible, Louise, la contredit-elle d’un ton plus doux. Tu dois me remplacer.
– Pourquoi ? Vous êtes malade ?
– Non. Je suis trop âgée pour assurer cette fonction.
– Mais, vous n’avez même pas la trentaine, il vous reste de belles années pour conserver votre place.
– Tu te trompes mon enfant, répondit-elle, lui lançant un regard compatissant. J’approche des cent ans à grands pas. Le temps n’a pas eu de prise sur mon corps mais mes pouvoirs s’affaiblissent. Dorénavant, le rôle de Dame-Licorne t’incombe.
– Que devrais-je faire ? demanda Louison, après un court silence, déçue de ne pouvoir se défiler.
– Ton apprentissage sera long, affirma-t-elle sans pour autant la regarder. Les Centaures t’enseigneront de nombreux rituels anciens. Tu passeras du temps à méditer et à prier les Dieux. Parfois, ils te visiteront en rêve, ils joueront avec toi mais cela te permettra de retenir plus facilement des cérémonies oubliées. Peut-être même que d’ingénieuses petites créatures comme les dryades ou les nymphes te tiendront compagnie. Le reste du temps, tu seras libre.
– Est-ce tout ?
– Tu en sais l’essentiel. Comme dans toute existence, il y aura des imprévus qui rythmeront ta vie. Tout parcours en tant que Dame-Licorne est différent. Le tien n’aura rien à voir avec le mien. »

Louison semblait presque déçue de ces explications trop succinctes. Cela se vit sur son visage. La Dame-Licorne lui caressa tendrement la joue, faisant glisser sa main sous son menton et lui redressa la tête.

« Tu as été choisie par les Dieux, énonça la femme aux cheveux d’ébène. Si tu es là aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont estimé que tu été capable de remplir cette mission. Une fois intronisée, tout te paraîtra clair.
– Est-ce que cela fait mal ? demanda la jeune fille d’une voix angoissée.
– Un tout petit peu. Maintenant, donne-moi tes deux mains. »

Elles se firent face, main dans la main. Louison tremblait légèrement, elle sentit un coup de jus au bout des doigts puis une douce chaleur se répandit dans ses paumes. Lorsque cela gagna ses poignets, la tiédeur se mua en braise. Elle sentit un feu brûlant remonter le long de ses bras, dessinant un sentier de lave en fusion dans ses veines. Elle écarquilla les yeux, la panique la gagna. Elle recula et tenta de libérer ses mains, mais la Dame-Licorne tint bon et elle ne put fuir. Le mal remonta jusqu’à ses épaules. Chaque articulation passée rendait l’élancement plus vif. Cela gagna les cervicales pour se répandre le long de sa colonne vertébrale. Louison fut prise de violents tremblements, des sueurs froides parcoururent son dos. Elle transpirait. Les muscles de sa nuque se raidirent et devinrent brûlants tandis que ses os restaient glacés ; le contraste fut saisissant et la souffrance insupportable. Elle hurlait en même temps que s’élevait un cri strident émergeant du sol. Lorsque la Dame-Licorne commença à prendre une teinte grisâtre, le feu qui parcourait les veines de la demoiselle força l’entrée jusqu’à son crâne et s’étendit dans une explosion de douleur. Elle perdit connaissance au moment où sa devancière se transforma en cendres qui s’éparpillèrent dans la brise.

Lorsque Louison se réveilla, elle était allongée sur sa couche. Le soleil était sur le point de se coucher, elle avait dû dormir la journée entière.
Elle avait chaud et se sentait lourde. Elle était incapable de réfléchir, l’esprit comme embrumé. Elle se leva péniblement et s’accrocha à la paroi de la grotte, se retenant de tomber lorsque le vertige la prit. Sa vision se troubla et tout devint noir ; elle s’agrippa plus fortement à une anfractuosité à même la roche, afin de tenir debout. Elle attendit quelques secondes que sa vue revienne et sortit à l’air libre.

Althar se tenait face à l’ouverture. Il l’avait gardée, patientant jusqu’à ce qu’elle se remette. Il lui avait préparé un repas fait de fruits mais aussi de viande grillée, comme elle aimait.
Elle mangea d’abord petitement puis la faim se réveilla et elle engloutit son repas. Ils discutèrent comme à l’accoutumée. Au bout de quelques heures, il la laissa se reposer. Elle observa un temps les centaines d’étoiles qui parsemaient l’obscurité du ciel. Elle ne l’avait jamais trouvé aussi beau. Elle voyait tout de manière différente : l’herbe était plus verte que d’habitude, l’eau plus azurée, le ciel plus lumineux. Les odeurs avaient également changé, elles étaient plus fortes, mais aussi plus entêtantes. En restant au contact de la terre, elle retrouva une énergie nouvelle, ce qui la surprit.
La lassitude était toujours présente. Elle décida donc de ne pas abuser de ses forces et d’aller se coucher. Elle ne mit pas longtemps à s’endormir.

Le lendemain, elle se réveilla à l’aube, requinquée. Elle s’affaira à ses occupations habituelles.
Lorsqu’elle prit son bain dans la source derrière sa caverne, elle reçut la visite de nymphes qui jouèrent avec elle. C’étaient de petites créatures futiles qui aimaient butiner les fleurs, parcourir la nature à la recherche de nouvelles aventures et fredonner des airs qui, par moment, pouvaient rapidement devenir énervants. Leur présence était rafraîchissante, Louison s’amusa beaucoup avec elles.

L’après-midi, les Centaures vinrent la chercher. Elle reçut une leçon sur les licornes : ces étalons blancs aux crocs de loups, aux sabots et à la barbichette de chèvre qui étaient désormais affiliés à Louison ; elles permettaient de diffuser et d’augmenter la puissance des Dieux Tutélaires à travers Gê.

Lorsque le crépuscule étendit son ombre sur la forêt de Romala, Althar vint la chercher. Maintenant qu’elle était Dame-Licorne, sa tâche principale l’attendait. Il la mena jusqu’à la source de la Lumière et ils attendirent, les pieds comme les sabots dans l’eau.
Il ne fallut que quinze minutes avant que deux licornes, accompagnées de leur petit, ne s’approchent. Elle les trouva magnifiques et s’émerveilla devant les reflets argentés luisants qui jouaient dans leur pelage. Lorsqu’elles arrivèrent à sa hauteur, elle voulut reculer d’un pas mais Althar lui attrapa le bras en lui murmurant :
« Sois courageuse ! »

Elles étaient bien plus grandes que Louison et la fixèrent de haut avec leurs yeux rouge sang, elles avaient un air menaçant. Elle déglutit bruyamment et sursauta lorsque le jeune licornon lui effleura la main de son museau soyeux. Elle approcha précautionneusement sa main des naseaux de la créature mais cela ne lui plut pas et il mordit le bout des doigts de la jeune fille qui les retira rapidement.
« Ne les touche pas, enjoint Althar, d’une voix rogue.
– Que dois-je faire, alors ?
– Tu dois les nourrir, précisa-t-il calmement.
– Comment vais-je leur donner à manger si je ne peux pas les toucher ? demanda-t-elle, angoissée.
– Soulève ta manche et tend ton bras », conseilla-t-il.

Elle s’exécuta, non sans une certaine appréhension. Elle sursauta lorsque le souffle chaud du licornon l’effleura. Il déposa ses lèvres contre sa peau, elle voulut retirer son bras, mais les crocs de la créature se plantèrent dans sa chair. Louison gémit de douleur, les larmes lui montèrent aux yeux, elle tenta de s’arracher à la morsure. Althar lui saisit le poignet pour l’immobiliser, lui ordonnant :
« Ne bouge pas ou il t’arrachera le muscle. Il va se nourrir de ton sang, cela fait partie de ton rôle. »
Louison était horrifiée, elle opposa malgré tout une vaine résistance, ne faisant pas le poids face à la force du Centaure. Elle se sentit trahie : personne ne l’avait prévenue qu’elle servirait de nourriture aux licornes. Elle faiblit, son sang battait ses tempes, lui rappelant qu’elle était encore vivante. La tête commença à lui tourner, sa vue se brouilla.
Elle vit l’une des licornes donner un coup de museau au petit.  Celui-ci ne lâcha pas prise. Elle insista mais il ne  bougea pas et continua d’aspirer le sang de la jeune fille. La seconde licorne eut moins de scrupules et mordit sa progéniture qui libéra Louison, en hennissant de contrariété.
La Dame-Licorne venait de vivre son baptême du feu, ses larmes coulaient maintenant abondamment. Elle se sentit partir, mais n’eut rien à quoi se raccrocher. Elle s’évanouit dans les bras d’Althar.

Quand elle ouvrit les yeux, la nuit était tombée depuis longtemps.
Elle regarda son bras : la plaie était pansée. Elle se sentait faible, avait mal à la tête et était certaine de ne pas pouvoir tenir debout. Une odeur ferreuse la sortit de ses pensées, c’était désagréable.
Elle n’était pas seule. Sodyan était présent aux côtés de son fils. Une vasque pleine de viande crue était posée entre eux. Althar demanda à Louison comment elle allait. Elle ne répondit pas et les observa. Le chef des Centaures semblait contrarié par la sollicitude de son aîné, sa queue battait violemment ses flancs. Il lui lança d’une voix mordante :
« Tu n’as pas à t’inquiéter pour elle, elle n’en mourra pas. Au lieu de cela, préoccupe toi plutôt des licornes, elles ont faim. Nous recommencerons l’opération demain soir, mais en attendant,  elle doit reprendre des forces donc assure-toi qu’elle vide entièrement son assiette. »
Sur ces mots, il sortit laissant Althar avec Louison.

La jeune fille éclata en sanglot. Elle ne voulait pas renouveler l’expérience, son bras était douloureux, le sang pulsait aux abords de la plaie. Elle serra les dents. Elle voulait rentrer chez elle, c’était un fardeau trop lourd à porter pour une toute jeune fille de quatorze ans.
« Tu ne peux pas partir, lui dit Althar, répondant à son envie muette.
– Je ne compte pas rester », lança-t-elle, furieuse, après un court silence.
Les larmes avaient fait place à la colère, elle avait toujours eu un caractère fort, elle ne se laisserait pas imposer un destin tragique.
« Les Centaures ne te laisseront pas quitter Romala. Tu dois accepter les tâches qui incombent aux Dame-Licornes. Nourrir les licornes une fois par mois en fait partie.
– Je ne me laisserai pas emprisonner. Je veux recouvrer ma liberté !
– Ta liberté ?  Quelle liberté ? lui demanda-t-il, d’un ton qui se voulait sarcastique, un sourire narquois aux lèvres. T’imagines-tu vraiment qu’en dehors de ce bois protecteur, vous, les humains, êtes libres ? Tu te leurres, Louise.
« Vous vous êtes vous-mêmes enchaînés. Les règles régies par votre société sont une prison. La caste dans laquelle tu vivais et qui t’imposait de rester en bas de l’échelle sociale en est une autre. La pire de toutes les geôles est sûrement l’attachement affectif que vous éprouvez envers vos congénères. Tu t’illusionnes : chez toi, tu ne serais pas libre, tu aurais également des devoirs à accomplir.
« Au moins, ici, tes obligations sont minces : apprendre les anciennes traditions et cérémonies des dieux, les transmettre si besoin est afin de préserver la paix, nourrir les licornes. Nous ne t’obligeons pas à aimer qui que ce soit, tu peux discuter avec qui tu le souhaites et tu as l’opportunité de faire ce qui te plaît de ton temps libre, à condition de ne pas quitter la forêt ; elle est suffisamment grande pour te permettre de t’y amuser.
– Et si je refuse d’accomplir mon tribut ?
– Dans ce cas, c’est ta famille qui en subira les conséquences.
– Vous les tuerez ? demanda-t-elle, choquée.
– Et nous salir les mains ? Non, ce ne sera pas nécessaire : Mô-Sortcheim gagnera la guerre, tout Gê lui appartiendra, ses hommes saccageront les terres, les humains qui te tiennent tant à cœur deviendront les esclaves des Sortchoriens, tes parents ne seront pas épargnés. Ton peuple subira ta lâcheté et paiera le prix de ta faiblesse. »
Comme elle ne fut plus capable d’ajouter quoi que ce soit, il ajouta :
« Maintenant, mange ! »

Il poussa le bol de viande crue près de la couche de Louison et sortit.
Elle regarda la nourriture qui baignait dans du sang. Elle eut un haut-le-cœur, elle aimait quand c’était bien cuit. Elle tenta de ravaler les larmes qui montaient mais ne put les retenir. Elle mit en bouche un morceau de chair et s’obligea à mâcher… longtemps. Quand elle parvint à l’avaler, elle  éclata en sanglot, seule, dans la pénombre de son austère abri.

Fin