Solstice d’hiver – conte

Maintenant qu’il avait ravivé le feu, il se dirigea vers la fenêtre. Au dehors, il faisait tellement froid que la buée s’était déposée sur les vitres. Il passa la main sur l’un des carreaux, et découvrit un sol blanc et poudreux, un manteau de neige avait recouvert les maisons autant que la végétation. De gros flocons tombaient depuis quelques jours et cela ne semblait pas vouloir s’arrêter. Des rires cristallins le sortirent de sa rêverie. Il se saisit du livre posé sur le vaisselier le plus proche et retourna s’asseoir près de l’âtre.

Il parcourut de ses doigts la couverture reliée de cuir et s’arrêta sur les lettres d’or incrustées : Contes du Sortchor. Il se saisit du signet en tissu rouge marquant la page où il s’était arrêté et ouvrit son recueil. Avant même qu’il ne puisse prononcer le titre de la fable, une petite voix fluette mais autoritaire l’arrêta :
« Ah, non, cousin ! Demain est un jour spécial, tu ne peux pas te contenter d’une histoire tirée d’un livre.
– Elle a raison. On est la veille du solstice d’hiver, raconte-nous plutôt l’origine de cette fête ! »
Il regarda les deux petites créatures face à lui : une fillette d’une dizaine d’années, aux longs cheveux bruns noués en natte serrée, de grands yeux verts assise à côté d’un garçon de deux ans son aîné, aux cheveux et yeux noirs, coupés courts.
« Vous savez bien que votre père ne veut pas que je vous retrace cette chronique.
– C’est trop tard, tu l’as déjà fait, précisa la demoiselle avec un sourire malicieux.
– Oui et ça ne m’a apporté que des ennuis. J’aimerais autant éviter de me faire à nouveau sermonner.
– Il n’est pas là, insista le gamin d’un air sérieux, profitons-en. Et puis, en tant que chancelier, tu as le devoir de nous transmettre les annales de notre peuple. Cela en fait parti. »

Il hésita, ils n’avaient pas tout à fait tort. Les gamins le regardaient avec de grands yeux ronds suppliants, il avait toujours du mal à leur refuser quoique ce soit lorsqu’ils le fixaient ainsi. Il reprit :
« Entendu, les chatons. Allons-y ! Au début de l’automne, Mô-Sortcheim dut se rendre à Rohrstock afin de répondre…
– Arrête-toi ! ordonna son jeune cousin.
– Tu n’as pas commencé par le début, s’insurgea la fillette en prenant un ton scandalisé.
– Mais vous connaissez déjà le commencement de l’histoire !
– Ce n’est pas une raison, ajouta le jouvenceau, contrarié. Si tu passes le prélude, ton récit perd de son intérêt.
– Soit, admit-il en soupirant.

« Il était une fois Mô-Sortcheim, dieu tutélaire du Sortchor, qui tomba fou amoureux d’une mortelle, Jade. Elle était probablement une des plus belles femmes du royaume : elle était grande, avait de longs et d’épais cheveux noirs qui contrastaient avec ses yeux gris, des cils fournis, un visage rond et une peau d’albâtre.
« Elle était mariée à un homme de dix ans son aîné. Elle n’était pas heureuse avec cet être acariâtre, égoïste et proche de ses sous. Le peuple l’avait surnommé le comte aux dents longues. Son époux, jaloux, lui interdisait de sortir sans lui, elle vivait en prison dans leur manoir n’ayant que les livres pour s’évader.

« Mô-Sortcheim ne pouvait l’approcher, pas même sous forme d’animal. Il prenait régulièrement l’apparence d’un rossignol afin de l’observer des heures durant et se demandait ce qui pourrait la libérer de sa prison. Pour elle, il abandonna son immortalité ainsi qu’une partie de ses pouvoirs et s’incarna en homme. Il pervertit le cœur du roi en faisant de lui son laquais ; il put alors accéder au pouvoir et relancer la conquête de Gê. Pour fêter ses alliances diverses et ses multiples victoires, il organisa bon nombre de bal et y invita tous les nobles du royaume qui n’eurent d’autres choix que de s’y rendre de peur de déplaire à leur dieu personnifié.

« Mô-Sortcheim en profita pour faire une cour discrète à la comtesse. Elle lui résista autant qu’elle put mais on ne pouvait pas longtemps se refuser à un souverain divin et elle finit par lui céder. Leur liaison dura près de dix ans. De leur union, naquirent des jumeaux, malheureusement l’accouchement fut difficile et Jade en mourut.

« Mô-Sortcheim s’endurcit pour oublier la souffrance que son cœur humain ressentait. Il fit vivre un enfer aux différents peuples de Gê qu’il gouvernait depuis près de cinq ans. En six ans, il ne vit ses enfants qu’une seule fois et ce, dans le but de sceller les pouvoirs qu’ils avaient hérités de lui. Puis il refusa tout contact avec sa progéniture. Il les laissa aux mains du cruel comte aux dents longues qui savait pertinemment qu’ils n’étaient pas de son sang.

« Mô-Sortcheim tenta de noyer son chagrin dans l’art de la guerre mais malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à oublier les siens. Chaque nuit, il rêvait de Jade et des souffrances qu’elle avait dû vivre en donnant la vie. Il n’avait pas pu être à ses côtés et avait abandonné le fruit de leur amour. Il était temps de constater que tout allait bien pour sa descendance afin de pouvoir tourner la page. Il réfléchit pendant des jours à la meilleure façon de se rendre à Rohrstock sans éveiller les soupçons sur les véritables raisons de ce déplacement. Il prépara une attaque navale sur Attaly, seule ville portuaire de Chasternay, prétextant que la Résistance y cachait d’importantes factions. Il décida d’établir ses quartiers chez le comte aux dents longues le temps que la flotte soit prête.

« Mô-Sortcheim arriva, dès l’automne, avec bon nombre de sa maisonnée. Le comte l’accueillit froidement mais ses domestiques se plièrent en quatre pour faire plaisir à leur dieu. Il découvrit deux enfants malingres. Il ne put détourner le regard du plus âgé qui avait hérité des traits de sa mère, un visage envoûtant. Le plus jeune lui fit une révérence polie, il s’aperçut qu’il lui ressemblait étrangement, les mêmes yeux, la forme de sa bouche, jusque dans ses mimiques ; sa peau était d’une pâleur mortelle, si fine qu’on voyait aisément ses veines s’y dessiner. Il avait quelque chose d’effrayant. Un rapide coup d’œil sur le comte aux dents longues lui apprit qu’il savait que les enfants étaient adultérins, son regard glacial en disait long sur la haine qu’il ressentait à l’égard de son suzerain.

« Mô-Sortcheim vaqua un temps à ses préparatifs jusqu’au jour où le plus jeune de ses garçons disparut. La maisonnée le chercha la matinée entière avant qu’il n’en soit informé. Une petite voix lui disait que l’aîné savait où le trouver. Il l’interrogea et le gosse lui révéla que parfois, son frère partait avec le grand chien du palefrenier pour seule monture et se rendait du côté de la falaise pour rêvasser aux pays que l’horizon masquait.

« Mô-Sortchein fit seller et brider son destrier puis se dirigea dans la direction indiquée par le gamin. Il chercha un temps mais ne trouva personne. Au bout de quelques minutes d’une chevauchée effrénée, il perçut un cabot d’une taille impressionnante. Il aboyait frénétiquement au bord de la falaise. A peine arrivé à sa hauteur, Mô-Sortcheim sauta à terre et s’arrêta à l’extrémité du promontoire. Il ne vit rien d’autre que les vagues qui s’échouaient sur les récifs. Il plissa les yeux, scrutant l’invisible. Il ne décela rien mais son instinct lui soufflait que l’enfant était tombé. Il n’hésita pas une seule seconde et ôta ses bottes, détacha sa ceinture-fourreau, abandonnant derrière lui son épée et plongea, tête la première.
« Tout en chutant, il prit une grande goulée d’air et gonfla son pouvoir. Les rochers émergeant de la mer se craquelèrent et se brisèrent avant qu’il ne s’y fracasse. Lorsqu’il toucha l’eau glacée, il sentit ses muscles se contracter. Il s’enfonça plus loin vers les profondeurs, suivant son intuition dans un premier temps ; puis, les secondes passant et ignorant depuis combien de temps son fils était tombé dans ces abysses glaciales, il utilisa pour la première fois le lien qui l’unissait à sa progéniture et se laissa guider par l’appel à l’aide qu’émettait inconsciemment l’enfant.

« Mô-Sortcheim remonta avec un gamin inconscient. Il lui enleva ses vêtements trempés, concentra la température de sa propre chair dans ses mains et transféra cette force à travers celui du garçon. Il réchauffa d’abord sa peau gelée avant de laisser la chaleur se répandre dans le corps inerte revenant progressivement à la vie. Il tenta de savoir ce qui avait poussé son fils à sauter, il ne le sut jamais mais il n’était pas aveugle : il avait remarqué les bleus sur son torse et ses membres. Il laissa le gosse reprendre son souffle avant de le ramener au manoir.

« Mô-Sortcheim réfléchit pendant des jours avant de se décider. Il ne laisserait pas ses enfants aux mains du comte aux dents longues. Lorsqu’il parla de ses projets à son hôte, celui-ci s’énerva : il ne le laisserait jamais emmener l’objet de sa honte. Les rumeurs allaient bon train dans la région : si les marmots partaient, cela confirmerait les ragots et jetterait davantage l’opprobre sur son nom ! Le dieu n’en démordit pas, il n’en ferait qu’à sa tête. Le lendemain, au moment du départ, il sentit sa volonté faiblir : son aîné ressemblait bien trop à sa bien-aimée Jade, il ne supportait pas sa vue. En outre, il savait que le comte aux dents longues n’en resterait pas là, il lui poserait problème, il pourrait mettre un terme à sa triste existence, mais les commérages…

« Mô-Sortcheim prit une décision terrible : il sacrifia son aîné, celui qui lui semblait le plus fort, celui qui était le plus apte à survivre, celui dont la vue lui était insupportable. Il l’abandonna et partit avec son cadet sans un regard en arrière.

« Mô-Sortcheim garda caché ce fils qu’il avait ramené. Il ne tenait pas à ce que l’on connaisse leur filiation avant que le garçon soit en âge d’assurer sa sécurité. Il comptait annoncer son adoption mais il fallait que ce soit un événement marquant. En attendant qu’une idée germe, il l’observa attentivement, notant chaque élément lui semblant important.

« L’enfant était calme, il restait dans son coin, silencieux. On finissait presque par l’oublier. Il se montrait poli avec les domestiques. Il était beaucoup trop sensible, s’attachant aussi bien aux animaux qu’aux humains ; une faiblesse qui lui poserait des soucis, il envisageait déjà le meilleur moyen de l’endurcir. Il avait peur du noir, faisait des cauchemars et se réveillait en hurlant : la gouvernante avait réglé le problème en laissant une lanterne briller faiblement sur une table de chevet. Il aimait qu’on lui conte des histoires, cela l’avait incité à apprendre à lire ; il ne lui avait fallu qu’un mois pour cela, il apprenait vite. En ce qui concernait la nourriture, il n’était pas difficile mais mangeait peu et préférait les fruits frais aux aliments plus chauds.

« Lorsque les premiers flocons tombèrent à la fin de l’automne, le garçon s’amusa comme un fou dans la neige, partageant ses jeux avec la duègne et quelques enfants de noble ascendance dont la famille était invitée à rester au château pour la saison froide. Le solstice d’hiver approchait à grand pas et le peuple se préparait à le fêter en grande pompe. Comme chaque année, de grands bûchers brûleraient à travers le pays. Le peuple offrirait des offrandes et chanterait des chansons en demandant la clémence de leur dieu, Mô-Sortcheim. Ce dernier répondrait à leurs instances : l’hiver serait froid afin de réduire la prolifération des insectes néfastes aux récoltes, un manteau de neige recouvrirait le sol pour protéger du gel la végétation et les animaux hibernant dans les entrailles de la terre, les futures moissons seraient bonnes.

« L’enfant avait égayé le palais ces deux derniers mois et ses chants résonnaient dans les couloirs quand Mô-Sortcheim eut une révélation : il annoncerait l’adoption du garçon lors du solstice d’hiver et organiserait une grande fête au sein de la capitale, Midosor.
« Il fit venir le chancelier et donna ses ordres.
« Son fils aimait les contes donc une troupe de marionnettistes serait embauchée, ils devraient jouer une pièce sur chacune des sept places de la cité, il les laissait libre quant à l’histoire.
« L’enfant avait peur du noir, qu’à cela ne tienne, la lumière remplacerait l’obscurité : des centaines de lanternes devaient être fabriquées et distribuées afin d’éclairer les rues éclatantes.
« Les chants seraient conservés cette année, mais l’année suivante, il fallait que d’autres cantiques s’élèvent à travers la capitale afin de glorifier le nouvel héritier.
« Des boissons chaudes seraient distribuées à la fin des festivités afin de réchauffer la populace.
« Les offrandes aux dieux seraient interdites. A la place, les parents devraient offrir un présent à leurs enfants, idéalement des fruits.
« Enfin, tout au long de l’année à venir, la capitale subirait bon nombre de travaux. Mô-Sortcheim tenait à lui rendre son éclat : tous les pavés grisâtres seraient arrachés et remplacés par des dalles de marbre clair, ciselées d’or.

« Il se rendit compte qu’il aimait ce fils qui vivait avec lui depuis peu, il avait mis du soleil dans sa vie. Il essaya d’être un bon père, de lui donner la meilleure éducation possible quitte à l’envoyer loin de lui. Il avait abandonné son manteau divin pour se vêtir d’une peau humaine, avec toutes les insuffisances inhérentes à ce corps : malgré tous ses efforts il était loin d’être parfait.
« C’est fini. Cela vous convient ?
– Oui ! s’exclama la fillette avec enthousiasme.
– Tu devrais nous la raconter plus souvent ! ajouta le garçon en baillant, il se faisait tard.
– Ou tu pourrais écouter ton oncle et ne plus leur bourrer le crâne de ces inepties ! » s’éleva une voix rauque derrière eux, sur le seuil de la porte.
Le nouvel arrivant se tenait raide, les bras croisés sur le torse. Il s’approcha en claudiquant. Il semblait en colère et ne desserrait pas les dents. Sa femme le suivait, elle prit la parole, brisant un silence qui s’éternisait :
« Au lit, les enfants ! Il est tard et les adultes doivent parler. Remerciez votre cousin pour l’histoire et souhaitez-lui une bonne nuit.
– Bonne nuit ! » marmonnèrent-ils après avoir embrassé le conteur.
Avant de sortir, la fillette s’approcha de son père et lui demanda courageusement :
« Ne sois pas trop dur avec lui, c’est nous qui avons insisté. »
Elle sortit à vive allure, rejoignant son frère dans le couloir.

Fin