Effort de guerre – conte

 

Nobu venait de charger le dernier sac de riz sur le chariot tandis que son père faisait pour la troisième fois l’inventaire de la cargaison.
— Le compte est bon, Nobu. Tu vas pouvoir livrer la récolte à la garnison. Cette fois, tu n’aides pas les soldats à décharger. Tu restes à côté de l’intendant et tu vérifies ses calculs. Nous avons bien assez de difficultés à livrer les provisions réquisitionnées sans devoir ajouter des sacs supplémentaires.
— Père, je suis désolé. Je ne voulais pas…
— N’en parlons plus. Reste sur la route impériale, tu y seras en sécurité. Va, ne t’arrête pas, même pour aider les voyageurs et sois prudent.

Nobu acquiesça puis grimpa sur le chariot. Il secoua les rênes d’un coup sec, le cheval s’ébroua et partit au trot. Le jeune garçon repensa tout le long du chemin aux réprimandes de son père. Il s’en voulait terriblement de son impair lors de la dernière livraison. Il avait positionné les siens dans une situation difficile : l’intendant avait affirmé qu’il manquait des sacs de riz, erreur ou préméditation, il ne savait. N’empêche que son père était obligé de rectifier cette irrégularité sous peine de prison. Toute sa famille avait payé pour cette bêtise, chacun s’était départi d’une quantité considérable de sa réserve alimentaire, ils n’auraient probablement pas assez de riz pour finir le mois.
Ils étaient loin d’être les seuls dans cette situation. La guerre faisait rage au nord. Le Sortchor avait rallié à sa cause l’empereur cutobanois, Alasson, et l’avait persuadé de fournir la nourriture pour les troupes envoyées au combat. Les vivres étaient réquisitionnés dans chaque village et chacun faisait sa part.
Jusqu’à présent, la famille de Nobu avait toujours pu s’en sortir parce qu’ils avaient diversifié leur culture, ils ne plantaient pas que du riz, mais également du chou, du radis et même des salades. Ils pouvaient donc fournir le nombre de sacs demandés et varier les denrées en fonction de la récolte. Mais pour la première fois depuis des mois, la famine menaçait chez lui et il était responsable de cette situation. Il s’en voulait d’autant plus qu’il avait menti à son père : ce n’était pas parce qu’il avait aidé à décharger la cargaison que l’intendant avait pu l’escroquer, c’était parce qu’il s’était absenté.

Chaque fois qu’il allait au camp d’entraînement, il trouvait le moyen de s’éclipser afin de se rendre aux enclos des Akumas, ces démoniaques tigres blancs que seuls les Sentôki pouvaient monter. Les félins étaient dangereux, de véritables tueurs et nul n’était autorisé à les approcher excepté leurs cavaliers et les soigneurs. Mais ces animaux le fascinaient tellement qu’il ne pouvait résister à la tentation d’entrer en contact avec eux. Il faisait toujours bien attention de ne pas attirer l’attention des gardes – s’il était pris, il serait fouetté – et jusqu’à présent, sa discrétion avait payé : personne ne savait qu’il allait jusqu’aux barrières. Quand il leur parlait, les tigres calmaient leur ronde nerveuse, le rejoignaient, se laissaient caresser et ronronnaient de plaisir à ce contact.

Nobu venait de livrer son chargement à la garnison et cette fois, il avait veillé à ce que tout soit correctement comptabilisé. Une fois sa tâche accomplie, il avait demandé à utiliser les commodités. L’intendant l’avait regardé avec mépris : dans la culture cutobanoise, la pudeur était de mise surtout pour une affaire aussi privée.
Le jeune homme n’y fit pas attention. Il se dirigea au fin fond de la cour, vers les lieux d’aisance et lorsqu’il fut sûr que personne ne pouvait le voir, il courut jusqu’à l’enclos des Akumas. Comme souvent, les félins dormaient non loin de l’endroit où Nobu avait l’habitude de se faufiler, comme s’ils l’attendaient.

Le Cutobanois s’approcha de la grille et appela doucement l’un des tigres blancs par son nom, Kiken’na. Le prédateur ouvrit doucement les yeux et fixa le garçon avec flegme. Les autres fauves en firent autant, mais aucun ne bougea. Ils appréciaient également quand le jeune homme s’occupait d’eux, mais c’était avec Kiken’na qu’il avait le plus d’affinités. À la seconde sollicitation, le félin se leva lentement puis s’avança à pas feutrés vers le visiteur. Malgré l’arrogance dont le tigre faisait preuve, ne daignant s’approcher qu’avec mollesse, Nobu n’était pas dupe : l’animal était content de le voir, sa queue était levée et tremblait d’excitation.
Le jeune homme passa la main à travers le grillage, attendant que l’Akuma vienne le renifler avant de se frotter contre la paume tendue en signe de reconnaissance. Après l’avoir gratouillé derrière les oreilles, le Cutobanois lui susurra des mots chantants et rassurants qui firent redoubler les ronronnements du tigre. Les vibrations de plaisir remontèrent le long du bras de Nobu et il en éprouva un merveilleux bien-être. C’était comme si Kiken’na et lui étaient reliés : l’humain connaissait parfaitement les endroits à toucher pour donner de la béatitude chez le félin et ce dernier lui renvoyait tous les bienfaits que lui procurait ce toucher. Le jeune homme n’éprouvait une telle jouissance avec aucun autre tigre.

Lorsque Kiken’na se coucha sur le côté, Nobu lui caressa vigoureusement le ventre. Il aimait le contact avec la fourrure soyeuse du félin, il en oubliait tout ce qui l’entourait et se noyait dans ses pensées. Dans dix jours, il aurait quatorze ans, il serait alors considéré comme un homme. Son père envisageait qu’il reprenne la ferme familiale, mais ce n’était pas son intention. Nobu avait décidé de s’enrôler dans l’armée, sa solde de soldat lui permettrait de subvenir aux besoins de sa famille mieux que s’il devenait paysan : il avait entendu les soldats parler entre eux, la guerre promettait d’être longue sans l’appui du dieu tyrannique Mô-Sortcheim et les quantités de nourriture à fournir seraient plus élevées à mesure que cela durerait. Les Cutobanois devraient donner de leur réserve alimentaire personnelle quitte à s’affamer. Avec son salaire, il pourrait mettre les siens à l’abri de la famine.
Son esprit continua à vagabonder. Il se prit à fantasmer sur sa destinée, espérant qu’il serait choisi pour devenir Sentôki, ces combattants chevaucheurs de tigre. Il savait bien que c’était impossible, seuls les membres des familles au noble lignage avaient la possibilité d’intégrer cette caste guerrière et ce n’était pas son cas. Mais rien ne lui interdisait d’en rêver, il était libre de s’évader, de s’imaginer un avenir plus gai et une vie plus palpitante que ce qui l’attendait en tant que simple soldat.

Perdu dans ses réflexions, il ne vit pas l’homme qui s’approchait. Lorsque la main s’abattit sur l’épaule de Nobu et la lui broya, le jeune garçon réalisa, mortifié, qu’il venait de se faire prendre. Cela n’augurait rien de bon.

Nobu s’était fait prendre. Pas par n’importe qui, par le général Saryuki qui dirigeait les troupes des Sentôki. Si cela avait été un simple garde, il aurait pu essayer de négocier, de le corrompre afin qu’il le laisse partir. Mais on ne négociait pas avec le général Saryuki, il était connu pour sa droiture excessive et sa rigueur à appliquer les règles.

Cela faisait cinq jours que le jeune homme était enfermé dans une des geôles de pierre de la garnison, il y faisait froid et l’humidité régnait, glaçant Nobu jusqu’au os. Il n’avait pas encore été jugé pour son crime : avoir approché les Akumas sans permission. Son procès aurait lieu dans cinq jours, le jour de ses quatorze ans, l’âge adulte. Le jugement sera sans surprise : il sera condamné coupable et exécuté le jour-même.

La seule visite qu’il avait eue était celle de son père et il aurait préféré ne pas le voir. Il s’était attendu à des cris, une dispute, au lieu de cela, l’homme avait pleuré tout du long, laissant son fils démuni. La seule information que le visiteur avait pu lui donner était que la famille avait embauché le scribe du village pour le défendre, avant d’éclater en sanglots. Nobu avait supplié son père d’arrêter les frais : personne n’avait jamais survécu à un tel procès, l’issue était inéluctable alors à quoi bon ruiner les siens ?
Le jeune homme avait mémorisé le visage de son père quand il était venu le voir, il n’oublierait jamais ce qu’il y avait vu… Il paraissait si vieux, les soucis et le chagrin l’avait irrémédiablement marqué. Quand il était parti, Nobu avait pour la première fois regretté de s’être pris d’affection pour les tigres blancs.

Les jours passèrent, Nobu avait pour seuls compagnons de cellule les rats avec qui il partageait son pain rassis, il espérait ainsi qu’ils seraient repus et ne le mordraient quand il dormait. Cela fonctionna étonnamment. Les geôliers se relayaient mais aucun ne lui adressait la parole.

Ses quatorze ans arrivèrent bien trop vite à son goût. Lui qui avait tant espéré de ce grand jour. Il s’était imaginé une vie d’indépendance, une vie de soldat, une vie de héros sauvant sa famille de la famine provoquée par la guerre. Il n’aurait jamais cru mourir maintenant, à l’aube de son existence.
Cela l’avait travaillé toute la nuit et il n’avait pas réussi à fermer l’œil. Au lever du soleil, il avait été surpris par la visite du général Saryuki.

Le noble était entré dans la cellule avec une chaise et s’était tranquillement installé… Son épée pendait au côté. Quand Nobu s’était redressé sur sa paillasse, son visiteur avait commencé d’un ton sec :
— L’assemblée des Enfants de Kutsuban ne te jugera pas pour ton crime.

Le jeune homme n’en croyait pas ses oreilles, il était sauvé. Quand un sourire se dessina sur son visage amaigri, le général brisa ses espoirs, sans aucun scrupule.
— Mais tu ne seras pas libéré non plus.
— Je… Je ne comprends pas, balbutia le prisonnier, pâle. Je vais passer le restant de mes jours dans cette geôle ?
— Sûrement pas ! Ton emprisonnement coûterait trop cher au peuple. Ce n’est pas à nous, humains, de te punir pour ton affront. J’ai organisé un sacrifice : les Akumas se chargeront de ton sort. Je ne t’envie pas.
— Quoi ? s’étonna le condamné en fonçant les sourcils. Vous allez les laisser me dévorer ? Ça n’est jamais arrivé de mémoire d’homme.
— En effet, c’est la première fois que nous faisons cela.
— Pourquoi ?
— Personne, autre qu’un Sentôki, n’a jamais pu toucher les Akumas sans que ces créatures sacrées ne leur arrachent la main. Et Kiken’na est la plus redoutable de toutes. Je ne comprends pas comment tu as fait. Tu l’as nourrie ? Tu l’as droguée ?
— Non, général. Je leur ai parlé, j’ai chanté pour les Akumas et Kiken’na m’a répondu. Lorsqu’ils m’ont autorisé à approcher leur enclos, je l’ai fait.
— Et c’est tout ?
— Oui, Monseigneur.
— Et bien nous verrons en fin de journée si tu as menti et si tu as usé de stratagèmes pour tromper les démons blancs. Tu les affronteras, sache qu’ils ne te feront pas de cadeaux, ils n(ont pas été nourri depuis quelques jours. Si tu survis à l’épreuve que je t’inflige, je te prendrais en tant que soigneur. Ce n’est pas aussi prestigieux que Sentôki, un grade que tu n’obtiendras jamais en raison de la modeste condition de ta famille, mais ce sera toujours mieux que la mort.
— Merci, général Saryuki, merci, merci, répèta Nobu, des étoiles plein les yeux et reconnaissant de l’opportunité qui lui était offerte, tandis que son interlocuteur quittait les lieux d’un pas preste.

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